Les enjeux de la viande rituelle dans la Chine des Zhou

Vendredi 13 janvier 2012, 10:00-12:00, salle de conférences du site Pouchet  

Gilles Boileau (Université Tamkang, Taiwan) Les enjeux de la viande rituelle dans la Chine des Zhou

  Un texte du Zuozhuan (dixième année du duc Zhuang 莊公) mettant en scène un petit noble nommé Cao Gui 曹劌 révèle l’importance de la viande dans les relations unissant les membres de la haute noblesse. Il permet également de comprendre la naissance de tensions entre cette haute noblesse et les shi, spécialistes, dont les services sont de plus en plus requis alors que les luttes entre États s’intensifient à la fin des Printemps et Automnes. Quelle était la nature du lien entre la viande (sacrificielle) et les hautes classes nobles de la Chine archaïque ? Pour tenter de le comprendre, il faut analyser en détail la façon dont cette viande était donnée et reçue, ou au contraire déniée et refusée, dans différents situations sociales, rituelles ou non. Ces contextes nous permettront de comprendre sa place et sa signification dans le réseau politique, social et religieux dont elle était partie prenante. Le pouvoir des rois Zhou provenant de leurs ancêtres, leur grâce et leur bénédiction « imbibaient » en quelque sorte la viande des sacrifices, qui était alors transférée à ceux qui en recevaient des morceaux, ces morceaux étant eux-mêmes le « reposoir » ou le signe tangible de la grâce ancestrale, qualité (bénédiction) passée dans et à travers la chair, d’une façon à la fois concrète et symbolique. Nous commencerons par un « tour d’horizon » sur les usages de la viande en contexte officiel, tant civil que militaire, c’est-à-dire par les circonstances hautement ritualisées où la viande est donnée et reçue au cours du fonctionnement politique des États. Le rituel qui commandait l’accès à la viande n’était pas seulement affaire de norme sociale et culturelle, il était aussi une prise en compte d’un certain nombre de conditions physiques, matérielles (entendues comme des limites absolues, de pures nécessités). Plus généralement, le rituel fait usage d’objets matériels d’origines diverses, dont les caractéristiques physiques ne sont pas extensibles ; ces conditions ont souvent été assimilées dans la logique même du rituel. Celui-ci peut à son tour être interprété comme l’outil primordial permettant l’articulation des relations entre nature (au sens général des conditions et limitations physiques) et culture (cette dernière incluant l’organisation sociale, les représentations, l’expression des pouvoirs et de leurs légitimations, etc.). Le rituel par excellence dans la Chine ancienne étant le sacrifice, cette articulation peut être avant tout perçue à travers la découpe et la distribution d’une victime. Comme le montre l’examen des textes, les poumons de cette victime, synecdoque du corps social, symbolisaient l’unité à travers sa consommation partagée par tous les participants au sacrifice. Les modalités de cette consommation qui n’était pas totale au sens où chacun des participants ne faisait que goûter aux poumons éclairent les rapports du sacrifice, du don et du politique. Nous aborderons en particulier ce que nous avons appelé le problème de l’« entame ». La grâce ancestrale transmise par la viande était le signe éminent de la capacité royale à donner, c’est-à-dire à commander. Les aléas politiques de la dynastie des Zhou, au IXème siècle avant notre ère, ont été interprétés en des termes cohérents avec cette qualité royale de générosité. L’échec de la dynastie, dont nous examinerons un épisode marquant, a été compris comme une conséquence de la remise en cause de cette vertu. Le don de viande était un cas particulier, éminent, du don en général. Les échanges dont elle était l’objet prenaient place également dans d’autres contextes. Ceux-ci nous autoriseront à préciser ce qui reste parfois allusif dans les sources concernant la viande sacrificielle stricto sensu. L’opération du don ne concernait certes pas seulement la nourriture. Cependant, l’importance de cette dernière dans les rapports humains fait des données en concernant l’échange et le partage une source fondamentale pour comprendre tout ce que la mise en œuvre du don recèle d’ambigüité et de dangers. Nous en examinerons les linéaments non seulement en contexte sacrificiel mais aussi dans toute occasion où la nourriture est offerte ou donnée. Nous conclurons cet exposé en évoquant la « rébellion » des shi contre les hautes classes nobles, à la fin des Printemps et Automnes. Nous verrons alors que les antiques systèmes d’allégeance trouvaient des limites que le thème du nourrisement permet de clairement percevoir.
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