Mercredi 27 mai 2020 – Projet de recherche GSRL sur les enjeux liés à l’islam face au coronavirus – Franck Frégosi : « Prier et jeûner au prisme du COVID-19 »
Prier et jeûner au prisme du COVID-19 :
L’islam de France s’adapte
L’épidémie de Covid 19 qui sévit en France depuis la fin du mois de janvier 2020 a mis à rude épreuve l’ensemble des composantes humaines de la société et tous les secteurs d’activités (enseignement, transports, entreprises, commerces, tourisme, loisirs…). Du personnel soignant des hôpitaux placé en première ligne, aux directeurs des établissements de soins contraints de réorganiser totalement les services hospitaliers pour répondre à l’afflux de malades, aux responsables politiques peu préparés à affronter une telle crise sanitaire, en passant par les citoyens ordinaires qui, du jour au lendemain, pouvaient être touchés par ce virus et se retrouver en réanimation, sans oublier les médecins et les épidémiologistes, dont certains, par médias interposés, se prenaient volontiers pour des thaumaturges des temps modernes ayant découvert le remède miracle selon un modus operandi sévèrement taclé par d’autres praticiens de l’art, sans oublier les chefs d’entreprise obligés de suspendre leurs activités et de mettre au chômage partiel leurs salariés (etc.). Tous ont vu leur quotidien durablement impacté par cette épidémie.
Les Eglises, les confessions religieuses et leurs fidèles n’ont pas été épargnés. Loin s’en faut ! D’aucuns se souviennent que certains rassemblements religieux évangéliques en Alsace(1), ont même été un moment suspectés médiatiquement d’avoir contribué à diffuser involontairement le virus, là où, plus au Sud, des galas de charité et les célébrations juives liées à la fête de Pourim auraient indirectement contribué, alors qu’aucun confinement, ni mesures de distanciation sociale n’étaient encore à l’ordre du jour, par le nombre des personnes regroupées, à une première diffusion du virus au sein de la communauté juive(2). Mais les différentes communautés religieuses de l’hexagone ont été d’autant plus concernées par la vague de Covid-19, que cette période de l’année coïncidait avec des temps forts de leurs calendriers religieux : le Carême, puis le dimanche des Rameaux, le 5 avril 2020, et la semaine sainte suivie des fêtes de la Pâque chrétienne d’une part, les solennités de la Pâques juive (Pessah) à compter du 8 et jusqu’au 9 avril 2020, et le début du jeûne du mois de Ramadan à partir du 24 avril 2020.
Les mesures d’urgence prises par les pouvoirs publics, comme l’interdiction de tout rassemblement de plus de 1 000 personnes devaient inévitablement conduire à soulever notamment la question du maintien des autres regroupements religieux collectifs plus modestes, de même que les règles sanitaires strictes éditées en matière d’inhumation ont impacté les pratiques relatives aux soins rituels apportés aux défunts, sans parler de l’accompagnement des défunts à leur dernière demeure. La lutte contre l’épidémie ne s’est donc pas arrêtée à la porte (souvent) close des lieux de culte. Elle a amené les autorités religieuses, comme les instances dirigeantes de ces communautés à devoir repenser la façon dont nos contemporains devaient vivre la religion au quotidien à l’heure du Covid-19, en contraignant notamment la vie religieuse à se replier sur l’espace domestique ou sur les réseaux sociaux. Le foyer est ainsi redevenu le nouvel espace privilégié d’expression de la religion, au détriment des formes collectives et publiques plus conventionnelles que sont les célébrations religieuses hebdomadaires dans les lieux de culte (messe, culte, prières collectives…) ou plus ponctuellement celles rythmant les différentes étapes de la vie (baptême, circoncision, mariage, enterrement).
Mais cela devait également constituer une opportunité pour redécouvrir au passage que le primat formel accordé aux conduites rituelles communautaires n’est qu’un des aspects de la vie religieuse elle-même. La vie spirituelle personnelle, la lecture privée des écritures, autant que la méditation solitaire participent aussi pleinement de la vie religieuse, comme le fait de continuer de se soucier, en ces temps de crise sanitaire, des plus fragiles et de leur témoigner de la solidarité.
Dans ce processus de relocalisation contrainte de la pratique religieuse vers la sphère privée, l’islam en France, n’a pas été en reste.
Via certains de ses lieux de mémoire, comme l’Institut Musulman de la Mosquée de Paris, ses divers canaux institutionnels, que sont le Conseil Français du Culte Musulman (CFCM) ou le Conseil Théologique Musulman de France (CTMF)(3), ou par la voix de certains prédicateurs réputés, la deuxième religion de l’hexagone a été amenée à repenser ses modes de présence et sa pratique au quotidien par temps d’épidémie.
Dans cette contribution, nous mettrons l’accent sur deux aspects pratiques de l’exercice de la religion musulmane que sont la prière collective, et les célébrations nocturnes du mois de Ramadan qui ont donné lieu à des réaménagements conséquents en raison de l’épidémie et du confinement.
Ces réaménagements de la pratique religieuse rendus nécessaires par la crise sanitaire ont le plus souvent été adossés à des réinterprétations des sources scripturaires et des fondements traditionnels de la foi dans l’islam, cherchant notamment à privilégier dans le contexte particulier de l’épidémie de Covid-19, la finalité et le sens profond de ces pratiques sur les formes plus ou moins contingentes prises dans l’histoire. D’autres initiatives novatrices ou alternatives ont par contre fait l’objet de critiques et ont été récusées comme remettant en cause certains des fondements-clefs et surtout des formes canoniques de l’observance religieuse.
Maintenir ou pas la prière communautaire…
Le maintien ou pas de la prière du Vendredi a donné lieu à diverses réponses selon les zones géographiques et les lieux de culte. Comme l’indique Hassan Ben Rouhma(4), trois attitudes ont été adoptées par les responsables musulmans en France. Alors même que le confinement n’était pas encore imposé, certaines institutions musulmanes, comme la Grande Mosquée de Paris, dès la mi-février 2020 avait décidé de suspendre la prière collective du Vendredi, invitant les fidèles à prier chez eux. Nous avons même pu observer que des imâms fonctionnaires détachés d’Algérie officiant en région Sud dans des mosquées affiliées à cette institution avaient également très tôt modifié leur façon de se saluer en public. Là où des accolades multiples rythmaient habituellement le salâm que s’échangent les croyants, ces imâms avaient opté pour des contacts de coudes à coudes (the elbow), donnant ainsi droit de cité à toutes ces pratiques ou innovations gestuelles (footshake, namasté, Wuhan shake…) se substituant aux poignées de main ou aux embrassades ayant cours dans le reste de la société, sans renoncer pour autant à une forme de proximité raisonnée et de convivialité religieuse entre pairs. Une bonne partie des mosquées d’Ile-de-France à la suite de la Grande Mosquée de Paris, toutes tendances confondues, a donc clairement privilégié l’annulation des prières du Vendredi à compter du 13 mars. Le même chemin a été suivi en Alsace. Là, le Conseil Régional du Culte Musulman (CRCM) devait demander à toutes les mosquées accueillant plus de 1 000 personnes d’annuler la prière communautaire. Telle fut notamment la position adoptée par la Grande Mosquée de Strasbourg liée à l’Union des Mosquées de France (UMF). Dans le Haut-Rhin, compte tenu de la virulence de la contamination sur place, cette annulation devait s’étendre à tous les autres lieux de culte plus modestes n’accueillant que cinquante personnes.
Ailleurs, en Auvergne-Rhône-Alpes, au tout début de l’épidémie du moins, a prévalu d’une part l’annulation de la prière collective, comme à la Mosquée Mohamed VI de Saint-Etienne (UMF) qui néanmoins maintenait son ouverture pour la quintuple prière quotidienne, là où celle de Clermont-Ferrand, proche de la Grande Mosquée de Paris, maintenait la prière en veillant toutefois à limiter le nombre de fidèles afin de ne pas atteindre le nombre fatidique des 1 000 personnes. A ceux qui ne pouvaient pas accéder à la mosquée, se trouvant de facto assimilés juridiquement aux personnes dispensées de prière communautaire (malades, enfants, femmes…) était simplement indiqué que la prière de la mi-journée (al-zohr) devait remplacer la prière communautaire.
Dans l’agglomération lyonnaise, sous la double impulsion du Conseil Théologique des Imâms du Rhône (CTIR)5 et du Conseil des Mosquées du Rhône (CMR)(6), avait été suggéré de reproduire pour ce temps d’épidémie, le principe habituellement promu pour pallier aux prières de rue(7), à savoir l’organisation de deux prières dans un laps de temps plus large(8). Une fois le confinement de rigueur, y compris ces mosquées adeptes d’une double prière communautaire, fermeront leurs portes comme toutes les autres dans l’hexagone, tout en veillant à l’instar de la mosquée Othmane de Vénissieux (Musulmans de France) de diffuser, via le site web de la radio Salam, la khotba de l’imâm Azzedine Gaci prononcée en studio.
…et dispositifs de substitution
En fait, une fois le confinement décrété sur l’ensemble du territoire pour enrayer la propagation du coronavirus, dès le 20 mars, un communiqué du président de l’instance nationale le CFCM, Mohamed Moussaoui(9) est venu préciser les bonnes pratiques à promouvoir en l’absence de prières collectives et de prières journalières dans les mosquées ainsi que les mesures indispensables afin que les imâms puissent poursuivre l’accompagnement spirituel des fidèles confinés, répondre aux sollicitations des personnes désemparées et des familles endeuillées. Aussi le document recommande-t-il d’une part de diffuser des vidéos et des enregistrements audio destinés à l’édification religieuse des croyants, tout en incitant les administrateurs et les gestionnaires de mosquées à canaliser les demandes des fidèles vers des imâms référents. Le texte du communiqué précise ensuite que désormais la prière de zohr qui comprend 4 rakaat (là où celle de Jumu’ah en compte deux) sera le dispositif devant se substituer à la prière de Jumu’ah dès lors que celle-ci ne peut plus être accomplie pour des raisons de risque sanitaire et de fermeture des lieux de culte. Il ne s’agit pas en l’état de décréter pour autant la licéité de la prière collective effectuée à la maison, mais bien de considérer qu’elle n’est plus obligatoire compte tenu de la situation exceptionnelle liée à la pandémie ! La suite du document fait par contre état des réserves émises par le CFCM à l’encontre de pratiques alternatives comme celle qui consiste à inviter les fidèles à simplement suivre via des réseaux sociaux le prêche d’un imâm puis de prier par l’intermédiaire d’un écran ou d’une radio, ou à suivre la retransmission en directe de la prière d’un imâm accomplie dans un lieu de culte en présence de deux ou trois fidèles(10). Ces pratiques sont également abondamment dénoncées par la fatwâ 4/30 de Mars 2020 prononcée par le Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche. Ce conseil qui évolue dans la sphère religieuse réformiste des Frères Musulmans(11) exhorte au passage les imâms « à compenser l’absence de prêche du Vendredi par un autre rappel spirituel, mais d’une autre manière exempte de toute confusion, en prenant garde à bien distinguer du prêche d’al jumu’ah (éviter de l’appeler ‘prêche du vendredi’, ne pas s’exprimer depuis le minbar, ne pas le faire précéder de l’adhan…»(12). Dans cet avis, est indiqué que la forme même de la prière du Vendredi est clairement définie à la fois par la révélation et confirmée par la Sunna, et qu’elle n’aurait pas variée depuis lors. De plus, la fatwâ précise que la généralisation de la célébration de la prière par retransmission risquerait à terme de servir « d’excuse pour délaisser les mosquées(13). » Même positionnement de la Fédération des Musulmans de France (ex UOIF), qui s’inscrit dans la même mouvance religieuse que le Conseil précédent. Les responsables de cette fédération recommandent de ménager en lieu et place de la prière collective « un moment de spiritualité et de communion entre les fidèles » qui peut prendre la forme pour l’imâm d’un « rappel » (dhikr), suivi de la prière du zohr accomplie après l’adhan et prolongée par la lecture recommandée de la sourate al-Kahf (La caverne). Cela n’empêche pas certaines mosquées liées à cette fédération de diffuser des khotbas enregistrées en studio, tout en précisant que l’écoute de celles-ci ne dispense pas de la prière de zohr qui reste obligatoire en l’état, en lieu et place de la prière collective.
D’autres pratiques provisoirement mises en œuvre dans certains pays asiatiques et même en Grande-Bretagne, comme de prévoir dans les mosquées une distanciation d’un mètre entre les fidèles rangés sur une même ligne ont pour l’heure été clairement récusées. En réponse à une question portant précisément sur le statut juridique de cette transposition des mesures de distanciation sociale entre les prieurs réunis à la mosquée, le Conseil Européen de la Fatwâ devait répondre fermement : « La priorité dans ces circonstances est l’interruption des prières à la mosquée et il faut les effectuer chez soi. La prière en groupe est une sunna recommandée et la préservation de la vie une obligation, et prioriser la sunna recommandée sur une obligation n’est pas tolérée. La prière comme décrite est une charge et une complexité pour une chose qui a été facilitée par Dieu, elle est de plus contraire à l’essence même de la prière en groupe et outrepasse les textes prescrivant la proximité, le resserrement des rangs et l’interdiction de prier seul derrière un rang(14). »
En l’état actuel, tant que l’épidémie n’est pas strictement endiguée ou du moins clairement contenue, toute reprise des prières collectives dans la forme canonique semble peu probable, telle est du moins l’avis rendu par le président du CFCM daté du 9 mai 2020. Cette prise de position est intervenue alors que des voix discordantes ont commencé à se faire entendre parmi d’autres organisations musulmanes de France parties prenantes au CFCM. C’est d’abord la Grande Mosquée de Paris qui le 5 mai avait plaidé pour une réouverture des mosquées à l’occasion de l’Aïd el-Fitr annoncée pour le 24 mai 2020. L’institution parisienne entendait simplement s’engouffrer dans la brèche ouverte à la fois par l’annonce faite par le Premier Ministre (sous la pression de l’épiscopat) d’une possible reprise anticipée des cérémonies religieuses le 29 mai au lieu du 2 juin, afin de permettre notamment la célébration des fêtes juives de Chavouot (Don de la Loi au Sinaï) du 29 au 30 mai 2020, et la fête de Pentecôte pour les chrétiens le 31 mai. D’autres fédérations islamiques telles que la Communauté Islamique Millî Görüs France (CIMGF) et le Comité de Coordination des Musulmans Turcs de France (CCMTF) lui emboitèrent le pas. Dans un texte commun publié le 7 mai, les deux fédérations turques indiquaient que bien que leur préférence allait au maintien du calendrier initial du 2 juin pour la reprise des cultes publics, elles précisaient toutefois que si le gouvernement accédait à la demande des autres cultes en permettant la reprise des offices religieux en collectif dès le 29 mai, les musulmans devaient également en bénéficier pour l’Aïd el-Fitr, le 24 mai, cinq jours plus tôt. Dans son communiqué, le CFCM leur a apporté un démenti cinglant en déclarant : « La situation des pays musulmans qui ont décidé la fermeture de leurs mosquées pendant tout le mois de Ramadan malgré la faiblesse de leur nombre de contaminations, nous a servi aussi d’argument. La référence à ces pays et non aux autres cultes de notre pays nous paraissait plus pertinente pour le cas des mosquées, étant convaincus que les situations des différents cultes ne sont pas tout à fait comparables. Aujourd’hui, je constate à mon grand regret, déclare Mohamed Moussaoui, un glissement vers une forme de comparaison avec les autres cultes qui n’a pas lieu d’être. Un consensus s’était établi au sein du CFCM pour reprendre les cérémonies religieuses d’une manière progressive quand les conditions de sécurité sanitaire seraient remplies. Cette reprise ne pouvait avoir lieu à l’occasion d’un grand rassemblement tel que la prière de vendredi ou la fête de l’Aïd. Ce n’est pas parce qu’un culte, au demeurant souverain dans ses décisions et son appréciation de la situation, décide d’anticiper sa reprise d’activité que nous devrions adopter la même posture(15). » Cet avis ferme, fut suivi le 20 mai d’un nouveau communiqué de la Grande Mosquée de Paris qui devait finalement confirmer que les mosquées demeuraient toujours inaccessibles pour l’Aïd el-Fitr, pour se donner le temps de mettre en œuvre les mesures nécessaires (désinfection des locaux, gel hydro-alcoolique, port du masque obligatoire, aménagement de 4 m2 par fidèles, fermeture des salles d’ablution, chaque fidèle devant se munir de son tapis individuel) pour une prochaine réouverture des mosquées courant juin16.
Un adhan solidaire pour les soignants dans la nuit de l’épidémie
Des initiatives originales ont également vues le jour pendant le confinement.
Durant cette période, l’agglomération lyonnaise a notamment été le théâtre d’une initiative particulièrement originale, émanant de la Grande Mosquée de Lyon. Cette mosquée, engagée depuis des décennies dans le dialogue interreligieux, notamment islamo-chrétien, avait prévu à la date du 25 mars d’organiser en ses murs un rassemblement commun avec les catholiques autour de la Vierge Marie dont l’Annonciation était célébrée le jour même. Sur le modèle de la célébration libanaise de l’Annonciation(17), les responsables chrétiens lyonnais et musulmans avaient décidé de se retrouver afin d’honorer la figure de la Vierge Marie citée dans les Evangiles et le Coran. Or, le début de l’épidémie a conduit à l’annulation de ce rassemblement. L’Eglise catholique de France par la voix de la Conférence des Evêques de France (CEF)(18) avait invité les fidèles au soir de la solennité, le 25 mars, à allumer une bougie à partir de 19h30 devant leurs fenêtres en signe de solidarité avec les personnels soignants et prévu de faire sonner toutes les cloches des églises. Afin de s’associer à cette initiative, Kamel Kabtane, le recteur de la Grande Mosquée de Lyon avait opté, une première dans l’histoire des mosquées de France, pour que l’appel pour la prière du crépuscule (Salât al-Maghreb) retentisse du haut de son minaret et soit lancé par le muezzin monté au sommet, alors que jusque-là il n’était diffusé que depuis l’intérieur de la mosquée comme dans tous les autres lieux de culte musulmans de France. Cette nouveauté devait s’accompagner par l’adjonction à la fin de l’appel à la prière de la formule « wa salât fî buyûtikum », à savoir « priez dans vos maisons ». L’ajout de cette formule ne doit rien au hasard, ni ne constitue en soi une innovation révolutionnaire ! Outre qu’elle a également été systématisée dans la plupart des pays musulmans, il s’agit en fait d’un usage dûment attesté par divers traditionnistes comme de rigueur en cas notamment de péril naturel comme de fortes pluies. Prier alors chez soi est jugé préférable à s’exposer en se rendant à la mosquée à la violence des intempéries. Cet appel a même été recommandé par un des compagnons du Prophète Abdallah Ibn Abbas. C’est en tout cas ce que rappelle la fatwâ 3/30 émise par le Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche lorsqu’il a été questionné sur la légitimité de la suspension de la prière collective durant l’épidémie de Covid-19(19). Dans l’exemple lyonnais, le muezzin de la Grande mosquée faisait donc retentir un appel public à la prière qui se terminait néanmoins par un rappel à ne pas sortir de chez soi pour accomplir cette obligation rituelle. Cette initiative de faire entendre l’adhan (qui s’est aussi produit ailleurs en France et en Europe) suscita en retour une lettre véhémente du Rassemblement National au ministre de l’Intérieur dénonçant cette initiative ainsi qu’une autre ayant eu pour cadre la commune de Valentigney dans le Doubs. Or il s’avère, comme le CFCM devait le rappeler dans un de ses communiqués, que l’adhan de Lyon était avant tout destiné à s’associer à l’hommage rendu aux personnels soignants comme le faisaient l’Eglise catholique via la sonnerie des cloches, et qu’il n’avait nulle vocation à devenir permanent. De plus, l’autre soit-disant appel public à la prière incriminé n’était en fait que l’enregistrement en direct d’un adhan diffusé par une chaîne satellitaire dans un appartement par un particulier placé à sa fenêtre et pas du tout un appel sciemment diffusé depuis une mosquée(20). Christophe Castaner, tout en dénonçant la polémique lancée par Marine Le Pen, invita néanmoins les responsables musulmans de France « de trouver d’autres formes d’expression de leur solidarité et de cesser ces initiatives ». Cet avis sera partiellement repris par le communiqué du CFCM daté du 6 avril 2020, dans lequel l’instance représentative du culte musulman « réitère son appel aux musulmans de France de trouver les moyens d’expression solidaire les plus consensuels pour barrer la route aux adeptes de la haine et de la division(21). » En représailles, le 23 avril, la Grande Mosquée de Lyon sera cette fois la cible, durant la nuit, de deux membres de Génération Identitaire Lyon qui feront afficher sur le minaret un visuel portant le slogan suivant « Lyon, Strasbourg, Marseille, Allemagne, Espagne. Stop ! Le chant du Muezzin ne résonnera pas en Europe. »
Tarâwîh en famille pour un Ramadan confiné : « faites de vos maisons des mosquées »
En ce temps d’épidémie et de confinement, à aucun moment l’hypothèse d’un report du jeûne n’a vraiment été à l’ordre du jour au sein des organisations musulmanes de France, ni mis en avant par des intellectuels se réclamant de l’islam. Les circonstances bien qu’exceptionnelles n’empêchaient en rien les fidèles d’accomplir le jeûne diurne prescrit. Il s’est même trouvé des imâms comme Mohamed Bajrafil pour mettre l’accent sur l’opportunité que constitue la conjonction du confinement des corps lié à l’épidémie et le jeûne du mois de Ramadan. Le fait d’être confiné chez soi constitue selon cet imâm une aubaine afin de réaliser et de réussir pleinement son jeûne qui est avant tout une démarche strictement individuelle, d’ascèse, de confinement spirituel. « Le confinement spirituel est la clef de la réussite et de la sincérité du jeûne »(22) selon lui. Dans cette optique, le respect du confinement corporel constitue une des conditions de réussite spirituelle du jeûne prescrit. Cette articulation entre l’autodiscipline des corps par le confinement et la nécessité de faire retour à Dieu via la lecture du Coran et la prière, contribue, à son avis, à tenir le croyant loin de toute ostentation. Aussi, cet imâm qui se réclame tant du soufisme que du réformisme, invite-t-il les croyants et les croyantes à faire de leurs maisons des mosquées. Intéressant plaidoyer pour une resanctuarisation du foyer, qui a été aussi utilisée durant le Carême par certains évêques, à l’instar de Mgr Christophe Dufour archevêque d’Aix-en-Provence et d’Arles qui invitait les catholiques de son diocèse à considérer que « Vos Eglises sont vos maisons(23).»
Le débat sur le remplacement de la prière collective par une prière domestique allait connaître un nouveau prolongement avec le début du jeûne du mois de Ramadan avec pour focale les prières nocturnes (surérogatoires) de tarâwîh réalisées en congrégation. Pendant ce mois sacré durant lequel les musulmans célèbrent la révélation progressive du Coran au Prophète, dans les mosquées après l’iftâr et durant une partie de la nuit, les fidèles sont réunis lors de veillées pour la lecture du Coran effectuée par l’imâm et pour accomplir des prières spécifiques comprenant un grand nombre de rakaat entre huit et vingt-deux(24). Or, en raison du confinement et de la fermeture des lieux de culte musulmans, cela n’a pas été possible cette année. Dès lors l’ensemble des responsables musulmans français, toutes tendances confondues, ont indiqué que ces veillées et prières nocturnes devaient être accomplies depuis les domiciles des croyants et en famille. Cette relocalisation des prières de tarâwîh dans l’espace domestique fut l’occasion pour certains responsables musulmans de rappeler que cette pratique rituelle, attestée du temps du Prophète et systématisée sous le Califat d’Omar (634-644)(25) en congrégation (assimilée par les Chiites à une innovation(26) ), n’était en rien obligatoire mais vivement recommandée. De plus, à cette occasion fut également précisé que l’école malikite, majoritaire en France, préconisait la tenue des prières de tarâwîh dans les maisons individuelles ou en groupe avec ses proches, notamment avec ses enfants, sans pour autant prôner la désertion des mosquées. Devant l’impossibilité de se rendre dans celles-ci, comme le relève l’imâm khâtib de la mosquée Qarawyiine de Fez, cheikh Idriss Al Fassi Al Fihri dans un avis diffusé par le CFCM daté du 24 avril 2020, la condition requise de ne pas inciter à déserter les mosquées tombe d’elle-même et ne rend que plus légitime et parfaitement recevable d’un point de vue jurisprudentiel de célébrer à domicile(27).
En ce qui concerne la prière de la fête de l’Aïd el-Fitr, les instances musulmanes, et notamment le CFCM, après avoir réussi in extremis à maintenir l’unité de vue jusque-là de rigueur entre ses composantes en matière de maintien de la fermeture des mosquées, invita les fidèles à accomplir la prière de la fête à domicile(28), tout en précisant que celle-ci ne pouvait être précédée d’aucun prêche. Quelques associations ont néanmoins organisé, de leur propre initiative, la prière de l’Aïd soit dans un stade mis à disposition pour la circonstance (Levallois) ou dans un lieu de culte (Mantes-la-Ville)(29).
Comme nous venons de la voir, les musulmans de France, comme partout dans le monde, ont donc dû et su adapter leur pratique de la religion aux conditions particulières liées à la diffusion du virus Covid-19 et au confinement qui a suivi.
Les instances musulmanes françaises, nationales aussi bien que régionales, ont également démontré leur utilité sociale, en s’efforçant d’accompagner les fidèles dans ces temps particuliers d’épidémie et de confinement, en leur indiquant les solutions pratiques leur permettant de continuer à vivre au quotidien leur foi, mettant à leur disposition divers moyens destinés à les accompagner spirituellement, tout en jouant leur rôle d’indispensable interface entre les musulmans et les pouvoirs publics.
Durant ce temps, un certain consensus semble s’être dégagé en matière de réponses religieuses pratiques adaptées à l’urgence sanitaire du moment. Reste maintenant à se préparer à la réouverture progressive des lieux de culte, ce qui, là encore, supposera de revoir la façon dont habituellement les mosquées sont fréquentées (accueil des fidèles, pratique des ablutions, distanciation entre les priants, prosternation sur un espace commun…) et la manière dont les imâms y assurent la guidance des prières tout en dispensant aux fidèles conseils et avis.
Franck Frégosi
Institut d’Etudes Politiques / Cherpa
Aix-en-Provence
(1) B. Sauvaget «A Mulhouse, un rassemblement évangélique trop enfiévré ? » in Libération du 12/04/20. (2) Témoignage recueilli auprès des services de l'aumônerie israélite de l'Assistance Publique des Hôpitaux de Marseille courant mars 2020 (3) Ce conseil a été créé le 25 mai 2015 à Bobigny. Il se compose d’une trentaine de membres (dont une partie est issue de l’UOIF). Son comité exécutif à sa création comprenait neuf membres (dont une femme) parmi lesquels Ahmed Jaballah, Larbi Kechat, Tareq Oubrou et Larbi Becheri et son conseil d’administration comportaient vingt membres. Cet organe à vocation théologique s’est fixé pour mission d’œuvrer à une combinaison réussie entre la citoyenneté française des musulmans de France et leur enracinement dans l’islam, par la production d’avis juridiques et de conseils en aillant recours aux positions médianes dans l’intérêt de l’ensemble des musulmans de France. (4) H. Ben Rhouma, « Coronavirus : les mosquées de France entre trois options pour la prière du Vendredi », in SaphirNews, Jeudi 12 Mars 2020. (5) Cette association loi de 1901 qui regroupe une trentaine d’imâms officiant dans le département du Rhône et relevant de diverses mosquées affiliées à différentes fédérations musulmanes a une double vocation d’abord théologique et jurisprudentielle d’harmonisation des avis (fatwa) et d’autre part de soutien aux imâms afin de produire un islam conforme aux règles du droit commun. Elle a été créée en Février 2018. (6) Ce conseil associé au précédent regroupe une trentaine de mosquées de l’agglomération lyonnaise et du département a vu le jour le 27 Janvier 2019. Il s’investit dans les questions d’administration, de financement et de gestion des lieux de culte. (7) T. Oubrou (Entretiens avec Samuel Lieven), Intégration, laïcité, violences. Un imam en colère, Paris, Bayard, 2012, p 100. (8) Cet usage, notamment défendu par les hanbalites, appliqué dans plusieurs mosquées de l’hexagone, permet d’abord aux fidèles de pouvoir disposer d’un créneau horaire plus ample pour accomplir la prière communautaire canonique, juste avant que le soleil ne soit à son zénith, mais aussi de façon occasionnelle à un imâm khâtib de présider une première prière communautaire et d’enchaîner sur une seconde, sur place, ou dans un autre lieu de culte en remplacement de l’imâm attitré absent. Il existe également un avis très minoritaire chez les Malikites selon lequel le temps de la prière du Vendredi s’étend du zénith jusqu’au coucher du soleil. (9) Communiqué du CFCM « Dispositifs de substitution aux prières collectives », 20/03/20. (10) L’école hanafite considère d’ailleurs que deux personnes en plus de l’imâm suffisent pour rendre recevable la prière collective du Vendredi, là où les Malikites en exigent une douzaine et les Chafiites une quarantaine. (11) B. Maréchal, Les frères musulmans en Europe. Racines et discours, Paris, PUF, Proche-Orient, 2009. (12) Fatwâ 4/30, in Communiqué final de la trentième session-exceptionnelle-du Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche qui s’est tenue par le biais de la technologie communicative à distance du 1-4 du mois de Cha’bân 1441, correspondant au 25-28 mars 2020, Les questions juridico-théologiques liées au virus covid-19, p 15. (13) Ibid, p 15 (14) Fatwâ 7/30, in Communiqué final de la trentième session-exceptionnelle-du Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche qui s’est tenue par le biais de la technologie communicative à distance du 1-4 du mois de Cha’bân 1441 Correspondant au 25-28 mars 2020, Les questions juridico-théologiques liées au virus covid-19, p 21. (15) MOUSSAOUI M, « Pour la reprise des cérémonies religieuses, la prudence s’impose face à la menace du Covid 19 », in https://www.saphirnews.com/Pour-la-reprise-des-ceremonies-religieuses-la-prudence-s-impose-face-a-la-menace-du-Covid-19_a27130.html (consulté le 24 mai 2020). (16) https://www.mosqueedeparis.net/linterdiction-de-rassemblement-dans-les-lieux-de-culte-maintenue/ (consulté le 24 mai 2020). (17) Cette fête à l’origine chrétienne a été par décret présidentiel du 27 Février 2010 érigée au rang de fête nationale par le président Michel Aoun à la suite d’une initiative émanant d’un cheikh sunnite Mohamed Nokkari et de d’un maronite Nagy El Khoury, désirant rassembler musulmans et chrétiens libanais autour de la figure évangélique et coranique de Marie avec pour cadre privilégié le sanctuaire Notre Dame de Jamhour. (18) « L’ensemble des évêques de France invite les Français à un geste commun le mercredi 25 mars prochain. Les catholiques lui donneront une signification particulière en raison de la fête de l’Annonciation, mais tout le monde peut s’y joindre : déposer une bougie sur sa fenêtre au moment où les cloches sonneront sera une marque de communion de pensée et de prière avec les défunts, les malades et leurs proches, avec tous les soignants et tous ceux qui rendent possible la vie de notre pays. Ce sera aussi l’expression de notre désir que la sortie de l’épidémie nous trouve plus déterminés aux changements de mode de vie que nous savons nécessaires depuis des années. Nous, catholiques, demanderons en même temps à la Vierge Marie de remplir nos cœurs de foi, d’espérance et de charité en ces temps et de nous obtenir la grâce de l’Esprit-Saint pour que nous sachions trouver les gestes nécessaires ».Mgr Éric de Moulins-Beaufort, Archevêque de Reims, Président de la Conférence des évêques de France, le 18 mars 2020, in https://eglise.catholique.fr/espace-presse/communiques-de-presse/495268-covid-19-message-eveques-de-france-aux-catholiques-a-nos-concitoyens/, (consulté le 20 mai 2020). (19) Communiqué final de la trentième session-exceptionnelle-du Conseil Européen de la Fatwâ et de la Recherche qui s’est tenue par le biais de la technologie communicative à distance du 1-4 du mois de Cha’bân. (20) En dehors des pays musulmans où la pratique est courante, la pratique de diffusion de l’appel à la prière par des hauts parleurs via des voitures privées dans des quartiers populaires a été notamment un des moyens utilisé notamment par le mouvement régionaliste d’extrême droite Alsace d’Abord associé aux Identitaires d’Alsace dans l’agglomération de Strasbourg en mars 2011, afin de stigmatiser une supposée islamisation consécutive à la construction de plusieurs lieux de culte musulmans dans la ville. (21) Communiqué du CFCM « Mise au point sur les allégations de la présidente du RN », le 6 avril 2020. (22) H. Ben Rhouma, Ramadan 2020 : « Plus nous serons confinés, plus notre jeûne sera réussi » (vidéo de M Bajrafil, https://www.saphirnews.com/Ramadan-2020-Plus-nous-serons-confines-plus-notre-jeune-sera-reussi-video_a27095.html.? (consulté le 24 mai 2020). (23) https://www.catho-aixarles.fr/wp-content/uploads/sites/28/2020/04/2020-04-06-De-Mgr-Dufour-Lettre-aux-familles-Semaine-Sainte-2020.._.pdf? (consulté le 21 mai 2020) (24) H. Ben Rhouma, « Ramadan 2020 sous confinement : les prières de tarawih à domicile en cinq questions », in https://www.saphirnews.com/Ramadan-2020-sous-confinement-les-prieres-du-tarawih-a-domicile-en-cinq-questions_a27078.html, (consulté le 20 mai 2020). (25) H. Laoust, Les schismes dans l’islam, Paris, Payot, 1965, p 4. (26) Leur désaccord avec les sunnites porte sur le fait d’accomplir ces prières de façon collective en mosquée et non en privé chez soi, comme l’aurait prescrit le Prophète. En fait, les chiites effectuent toute l’année des prières nocturnes dénommées Tahajjud ou Qiyâm al-layl ou encore Salât al-layl, et plus particulièrement durant le Ramadan. Mais ces prières facultatives sont réalisées pendant le mois du jeûne exclusivement de façon individuelle et jamais collectivement. Voir https://lafamilleduprophete.fr.gd/Pourquoi-les-Chiites-ne-font-pas-les-tarawihs-en-groupe--f-.htm (consulté le 20 mai 2020). (27) https://www.cfcm-officiel.fr/2020/04/24/la-priere-de-tarawih-dans-les-maisons/, (consulté le 21 mai 2020). (28) https://www.cfcm-officiel.fr/2020/05/22/dimanche-24-mai-2020-est-le-jour-de-laid-el-fitr-1441h/,et https://www.cfcm-officiel.fr/2020/05/23/urgent-malgre-le-nouveau-decret-du-gouvernement-la-priere-de-laid-naura-pas-lieu-dans-les-mosquees-de-france/, (consulté le 25 mai 2020). (29) https://www.saphirnews.com/De-rares-rassemblements-organises-par-des-mosquees-en-France-pour-la-priere-de-l-Aid-el-Fitr-2020-video_a27165.html, (consulté le 25 mai 2020).