« Autorités religieuses et autorités scientifiques : comment leurs rapports manifestent la sécularisation des sociétés ? »
Pierre-Jean Luizard nous a fourni une transcription de son entretien avec Jean Baubérot à propos des rapports entre autorités religieuses et scientifiques en cette période de pandémie. Nous avons le plaisir de vous la proposer ci-dessous.
(màj 12/05/2020 : Analyse et tableau par Martine Cohen ) (màj 08/06/2020 : Analyse de Detelina Tocheva)Autorités religieuses et autorités scientifiques : comment leurs rapports manifestent la sécularisation des sociétés ?
Lors d’un entretien téléphonique avec Jean Baubérot, la conversation s’est posée sur les causes de la sacralisation (à certaines conditions) des autorités sanitaires par l’autorité religieuse chiite que ce soit au Liban, en Irak ou en Iran. Obéir aux médecins et aux aide-soignants est une « obligation religieuse » a ainsi déclaré Nasrallah, le dirigeant du Hezbollah au Liban. Interrogé par Jean sur les raisons de cette position, j’ai mis en avant le statut de la raison dans le chiisme qui a intégré depuis le Moyen-Age les principes du mu’tazilisme, faisant de la raison un pilier de l’islam. Chez les chiites, l’Homme est libre et responsable de ses actes. Il n’y a pas de prédestination. A cet aspect dogmatique qui a eu des conséquences majeures, Jean a voulu ajouter une cause plus récente attribuée à la sécularisation des sociétés, y compris celles dominées par un pouvoir religieux ou des partis religieux, mais devant tenir compte d’une globalisation sécularisée (comme les autres organisations internationales, l’OMS est arligieuse. Quand la “Croix rouge” a été fondée, son nom même connotait une référence religieuse, mais sa pratique a dû tenir compte du pluralisme des convictions et s’est sécularisée. Question : qu’en est-il du “croissant rouge?). Jean a mis en avant une évolution qui a touché de façon simultanée les autorités religieuses et les autorités scientifiques. Malgré les discours sur le “retour du religieux” ou “la revanche de Dieu” (G. Kepel), on n’est plus dans le conflit frontal du XIXe siècle, où même dans la confiance dans la croyance entre une très étroite connexion entre progrès scientifique-progrès technique-progrès moral-progrès du bien-être qui a marqué la modernité triomphante. Une certaine forme de modestie a touché le corps médical par exemple, si l’on compare avec les discours péremptoires sur le recul de la mort tenu par les médecins il y a une quarantaine d’années. Ceux qui semblaient avoir un pouvoir sans limite (L’OMS, en 1948, a défini la santé comme “un complet bien-être physique mental et social”, ce qui ratifait la maxime du célèbre Dc Knock: “Tout bien-portant est un malade qui s’ignore”) n’hésitent pas à avouer aujourd’hui leurs incertitudes, ou leur limites dans les domaines qui ne sont pas les leurs (cf. Face au covid-19, leurs réponses aux demandes des auditeurs dans les radios, qui tranchent avec les propos habituels des “éditorialistes” qui savent tout sur tout!). Une cause en est que la science médicale est devenue la cible de remises en causes de plus en plus fréquentes par les patients eux-mêmes (sida, sang contaminé,… Développement d’association de malades qui réclament d’être partie prenante du processus de soins). A cette nouvelle modestie chez les scientifiques correspond une certaine acceptation par l’autorité religieuse de la différenciation des sphères spirituelles et d’ici-bas. Un grand ayatollah n’est pas compétent pour combattre le virus et s’en remet donc à la science des médecins et des virologues. C’est un peu comme si les deux autorités avaient fait un bout de chemin vers l’autre, illustrant un processus de sécularisation croissante (schématiquement, pour l’Occident, dont la façon de fonctionner reste dominante à niveau de la globalisation: passage d’une sécularisation-transfert à une sécularisation et du religieux et du séculier).
Une question se pose pourtant : les effets de cette sécularisation sont-ils comparables selon qu’on traite de l’autorité scientifique ou de l’autorité religieuse ? Si l’on est d’accord pour dire que la sécularisation fragilise toutes les autorités, de plus en plus remises en cause, il semblerait que l’autorité scientifique s’en sortira mieux que la religieuse, qui ne semble guère apte, face à la crise à avoir, dans son propre champ un discours novateur. L’acceptation de la différenciation des sphères ne pourrait-elle pas aboutir à un affaiblissement de l’autorité religieuse au profit, d’une part, d’un soft-pouvoir médical (quand la mort rode, avec le covid-19, et que la danger devient empiriquement proche, qu’en est-il du désir d’une mort glorieuse, permettant le paradis et ses délices? Il faudra examiner si la crise sanitaire actuelle ne remet pas en piste le souhait du prolongement de la vie, alors que les discours tendaient à se focaliser d’une part sur le “mourir dans la dignité”, d’autre part sur la mort en martyre) et, d’autre part, de courants fondamentalistes ou d’autorités auto-proclamées. Ces nouvelles autorités peuvent être religieuses ou séculières: Weber expliquait que la domination charismatique constituait un recours lors de crise de l’autorité de la tradition. Ne pourrait-on pas ajouter qu’aujourd’hui, ce que Weber appelait “la domination bureaucratico-légale” se trouve en crise (ce qui n’était pas le cas à son époque), créant des possibilités de développements, à nouveaux frais (par les moyens de diffusion numériques, la société de l’écran) d’un mélange, par bricolage, d’une domination à la fois charismatique, dans sa forme, et traditionnelle, dans son contenu: des porteurs de charisme se réclament de “l’authenticité” d’une tradition réinventée.
Ce qui semble clair, c’est que la crise actuelle est porteuse, à court et plus long terme, de changements de représentations à la fois religieuses et séculières où vont se court-circuiter à la fois les cultures spécifiques nationales et régionales et les interconnections liées à la globalisation.
(les passages de couleur rouge sont des ajouts de Jean Baubérot)
Analyse de Martine Cohen :
L'acceptation de l'autorité scientifique n'est pas forcément signe de sécularisation. Dans le judaïsme (classique ou traditionnel, dirais-je), le primat de la préservation de la vie permet d'enfreindre un commandement religieux (par exemple les interdits du shabbat) et est donc légitimé religieusement. De même, depuis l'époque talmudique (càd depuis l'époque où le judaïsme est devenu durablement minoritaire), le principe de "La loi de l'Etat est la loi", est légitimé religieusement - par souci pragmatique de préservation de l'entente avec le souverain censé "protecteur" (tout au moins, dans certaines limites). Ainsi ces principes de respect de lois "civiles" reçoivent-ils une "onction" religieuse. Je suppose que cela existe dans d'autres traditions.