« Décoloniser l’invisible » – rencontre Descola / Meziane au Collège de France
Décoloniser l'invisible
Abolir le grand partage Nature / Culture suffit-il à débarrasser l’anthropologie des présupposés ontologiques qu’elle a hérité de ceux qu’on a pris l’habitude d’appeler « Modernes »? Faire du naturalisme une province de la pensée humaine - plutôt que la matrice de la raison anthropologique - suffit-il à nous mettre sur la voie d’une décolonisation du savoir?
Dans un essai récent (Au bord des mondes. Pour une anthropologie métaphysique, Vues de l’esprit 2023), Mohamed Amer Meziane adosse son plaidoyer pour une « anthropologie métaphysique » à une critique de la proposition théorique de Philippe Descola et du tournant ontologique en général. Appeler les sciences humaines à se soucier des non-humains, affirme-t-il, ne permet pas de faire justice à ce qu’exige de chaque collectif la part invisible du monde qu’il habite. Remettre la nature à sa place, redonner voix aux êtres que les Modernes avaient pensé pouvoir faire taire, doit trouver son pendant (ou son prolongement) dans une revisite du concept de religion et des scories christianocentristres qu’il continue de charrier à sa suite. Pour pleinement réaliser sa promesse de décentrement métaphysique, autrement dit, l’anthropologie doit opérer aux bords des mondes humains.
« Suffit-il d’attribuer une âme aux non-humains pour que le dispositif anthropologique et des siècles d’héritage missionnaire soient, comme par miracle, remis en cause et définitivement dépassés? En réalité, la pensée occidentale n’est absolument pas troublée par le fait d’attribuer une âme ou une subjectivité aux plantes et aux animaux. […] Ce ne sont pas les non-humains en général qui la troublent, mais seulement celles et ceux qu’elle ne voit pas. Une perspective réellement plurielle suppose de penser dans la zone de ce trouble, de penser le réel par-delà le visible. » (M. Amer Meziane, Au bord des mondes op.cit., p. 10-11).
Si l’invisible doit devenir le point d’appui conceptuel de l’étude comparative des formes humaines de mondiation, le cœur d’une nouvelle « métaphysique comparative » (pour reprendre le titre de l’ouvrage de P. Charbonnier, G. Salmon et P. Skafish, paru en 2016), alors quelle définition lui donner? D’autant que ce concept est déjà au point de départ du dernier grand livre de Philippe Descola, Les formes du visible (Seuil, 2021), consacré à la variabilité des modes de figuration. Ce que les images rendent visible, montre-t-il tout au long de l’ouvrage, ce ne sont pas seulement le prototype qu’elles re-présentent, l’objet qu’elles figurent, mais aussi le mode d’être de cet objet dans le contexte ontologique où il est mis en scène. La « doublure d’invisible » (expression qu’il reprend à Merleau-Ponty) en vertu de laquelle une image figure permet à Ph. Descola de corréler les modes de figuration aux schèmes d’identification selon lesquels les collectifs humains se saisissent des « plis du monde » (ibid. p. 10).
Dès lors, de quel invisible parle-t-on? Doit-on ranger dans cette catégorie tout ce qui échappe à la vue (les ressources souterraines, Dieu, les absents ou les contrées lointaines), ou limiter son application à ce qui existe en tant que ça apparaît, prolongeant ainsi la tradition discrète de l’anthropologie des apparitions, portées par des autrices et auteurs tels qu’Anne-Christine Taylor ou Elisabeth Claverie? D’ailleurs, est-ce seulement par la vision que les humains se projettent dans ce qui les dépasse? L’anthropologie n’a-t-elle pas maintes fois été avisée de la richesse des sensoriums, occidentaux ou non, bien mal servie par le visiocentrisme des sciences expérimentales? Décoloniser l’invisible, soit, mais où placer les limites de la perception, si l’on veut loger le projet comparatif de la discipline aux frontières de nos mondes connus, perçus, parcourus?
En partenariat avec la revue L’Homme, la chaire « Anthropologie du religieux » de l’École Pratique des Hautes Études accueillera Philippe Descola et Mohamed Amer Meziane pour cette rencontre exceptionnelle, ouverte à toutes et tous, dans la limite des places disponibles.
Le mardi 16 janvier de 10h à 12h, au collège de France, Amphi Budé.