Compte rendu – Séminaire interne du 13 mars 2025

Préjugés antisémites en France : avant/après le 7 octobre

Par Nonna Mayer Cette présentation dresse le bilan de l’antisémitisme en France en s’appuyant sur les données du Baromètre annuel de la CNCDH et plus particulièrement celui de 2023, effectué juste après le 7 octobre (du 21 novembre au 9 décembre). C’est un sondage annuel effectué en face à face depuis 1990 auprès d’un échantillon national d’un millier d’individus (1210 en 2023), représentatif de la population adulte résidant en France métropolitaine. Il permet de mesurer les préjugés, les idées reçues envers les minorités, et de mettre en perspective ceux qui concernent les juifs avec les préjugés envers les autres groupes. J’analyserai tour à tour l’articulation entre ces différents préjugés, leur évolution dans le temps, et comment leur expression évolue vers des formes détournées, euphémisées, plus acceptables en démocratie[1].   Les liens entre l’antisémitisme et les autres préjugés racistes Chaque préjugé est unique, chacun a son histoire. Celle de l’antisémitisme est la plus longue et elle est indissociable de la Shoah, devenue l’aune à laquelle se mesurent les autres racismes. Mais dans le même temps tous les préjugés à des degrés divers sont corrélés entre eux, quelle que soit la méthode statistique employée pour le vérifier (échelles d’attitudes, analyses factorielles). Les personnes qui n’aiment pas les juifs ont tendance à ne pas non plus aimer les musulmans, les Roms, les Noirs, à s assumer comme au moins « un peu » racistes. Ces rejets s’inscrivent dans une même attitude « ethnocentriste », consistant à valoriser son groupe d’appartenance et à dévaloriser les autres, les  outgroups . Elle va de pair avec une vision hiérarchique-autoritaire de la société, assignant aux autres groupes une place inférieure, subordonnée, surtout s’ils sont perçus comme ayant « trop » d’argent, de ressources,  ou de pouvoir. C’est le cas des juifs, et dans une moindre mesure, des Asiatiques. Et ce rejet s’étend plus largement aux personnes perçues comme non conformes aux normes sociales en vigueur (homosexuels, féministes, obèses, sdf).   La lente montée de la tolérance Ces préjugés évoluent dans le temps. Paradoxalement, alors que progresse électoralement un parti intolérant et xénophobe comme le RN, l’acceptation des minorités loin de reculer progresse aussi. C’est ce que mesure l’Indice longitudinal de tolérance mis au point par Vincent Tiberj. Il fait la moyenne des réponses tolérantes obtenues à quelques 75 questions posées régulièrement par le Baromètre racisme de la CNCDH depuis 1990, à propos de toutes les minorités, juifs inclus. Il varie entre 0 si aucun sondé ne donnait jamais la réponse tolérante à 100 si tous la donnaient toujours. Avec des hauts et des bas, globalement il monte depuis 1990, passé d’un minimum de 47 en 1991, à son niveau le plus élevé, 65, en 2022. Cette montée est portée par le renouvellement générationnel, la hausse du niveau d’instruction, et le fait que la société soit de plus en plus multiculturelle. Et s’il persiste une hiérarchie dans l’acceptation de l’Autre, les Juifs étant, en France comme en Europe, parmi les minorités les mieux acceptées, citée en modèle d’intégration, tandis que les Roms sont de très loin la plus rejetée, la tendance globale, pour toutes, est à une lente montée de la tolérance. Mais il y a des hauts et des bas, en fonction du contexte national et international. En 2023, l’enquête de la CNCDH, menée après le 7 octobre, montre qu’en un an l’indice global de tolérance a chuté de trois points. Et si l’on décompose l’indice global par minorités, en retenant pour chacune les questions qui leur sont spécifiques, c’est l’indice d’acceptation des juifs qui a connu la chute la plus forte, un recul de 4 points de pourcentage, comparée à 3 points pour les Roms, 2 pour les Musulmans, 1 pour les Noirs. Le massacre du 7 octobre, passé un bref moment de compassion, a entraîné une bouffée d’antisémitisme sans précédent. Il s’observe tant au niveau des opinions que des actes qui ont connu une progression spectaculaire, voyant leur nombre multiplié par quatre en un an. Les juifs de France sont devenus une cible, rendus responsables de la politique de riposte israélienne et du nombre de victimes palestiniennes qu’elle entraîne.  Quand on regarde le détail des questions qui composent l’indice de tolérance envers les juifs, on voit que le conflit a ravivé le vieux stéréotype de la « double allégeance » des juifs, de leur manque de loyauté à la France. Le sentiment que « pour les juifs française Israël compte plus que la France » a progressé de 7 points entre fin 2022 et fin 2023, l’adhésion aux autres stéréotypes (pouvoir, argent, communautarisme, etc.) restant stable.   Antisémitisme, antisionisme Depuis la Seconde Guerre mondiale et la Shoah, l’antiracisme est devenu la norme en démocratie, que résume la formule « Plus jamais ça ». Racisme et antisémitisme n’ont pas disparu mais ils s’expriment plus volontiers sous une forme détournée, euphémisée, plus acceptable en démocratie. La montée d’un « nouvel antisémitisme » masqué derrière la critique d’Israël et du sionisme au nom des droits de l’homme, en serait un bon exemple sur le mode : » »je n’ai rien contre les juifs mais ce qu’ils font aux Palestiniens quand même ». Pour désigner cette mutation, Pierre-André Taguieff a forgé le concept de « nouvelle judéophobie »[2]. Elle serait structurée par l’antisionisme et la démonisation d’Israël, unissant dans une détestation commune islamistes radicaux et militants anti-impérialistes, et serait passée ainsi  de l’extrême droite à l’extrême gauche du champ  politique. Les données du Baromètre  de la CNCDH montrent une réalité plus complexe, du moins au niveau des préjugés. Le conflit israélo-palestinien, même après le 7 octobre, laisse la très grande majorité des sondés indifférente, les trois quarts rejetant dos à dos Israéliens et Palestiniens ou refusant de répondre. Le terme « sionisme » de même n’évoque rien à plus de la moitié des sondés. Ce n’est pas la critique du sionisme ou de la politique d’Israël qui structurent l’antisémitisme en France aujourd’hui, ce sont les vieux stéréotypes associant les juifs au pouvoir, à l’argent, au communautarisme et à l’absence de loyauté envers la France. Il y a de l’antisémitisme à l’extrême gauche, à un niveau plus élevé que dans la gauche sociale-démocrate, mais sans commune mesure avec celui que l’on trouve à l’extrême droite et chez les proches et électeurs du RN, de loin les plus enclins à avoir des préjugés contre les juifs. Les personnes d’origine non européenne et celles de confession musulmane sont plus critiques à l’égard d’Israël, plus proches des Palestiniens, et plus réceptives aussi que la moyenne aux préjugés antisémites classiques, voyant les juifs come une minorité plus avantagée et plus écoutée qu’elles. Mais le gros bataillon des antisémites est composé de Français, non musulmans, sans ascendance étrangère. Et si critique d’Israël et adhésion aux préjugés antisémites peuvent coexister, en particulier chez des sondés âges, peu instruits et positionnés à droite ou à l’extrême droite, caractérisés plus généralement par un rejet de toutes les minorités quelles qu’elles soient, il y a aussi une population jeune, diplômée, et plutôt de gauche qui critique Israël sans adhérer aux clichés anti-juifs classique.   Du bon usage des sondages Comme toute enquête par sondage, celle de la CNCDH a ses limites. Les réponses dépendent de la manière dont les questions dont formulées et comprises, du moment où elles sont posées, de leur place dans le questionnaire, du mode d’administration de l’enquête (face à face, téléphone, en ligne). Il faut panacher les méthodes, combiner ces enquêtes avec des entretiens approfondis, des tests projectifs, des enquêtes localisées resituant les individus dans leur cadre de vie et leurs réseaux de relations interpersonnelles[3], faires des expérimentations de rue et de laboratoire. Et il faut compléter ces résultats par une analyse des agressions antisémites qui, elles, réagissent clairement aux péripéties du conflit israélo-palestinien et obéissent à une autre logique que celle des opinions. Mais avec leurs défauts, les enquêtes de la CNCDH renseignent sur les normes de la société et leur évolution dans le temps, ce qui est permis et ce qui interdit. Bon an mal an, l’acceptation de l’Autre - autre par son origine, sa religion, sa couleur de peau, sa nationalité-progresse. Au lendemain de la Deuxième Guerre Mondiale à peine un tiers des Français voyait les Juifs comme « des Français comme les autres », ils sont 90% aujourd’hui. Et au lendemain du 7 octobre, si les incidents antisémites ont explosé, atteignant le chiffre record de 1676 pour l’ensemble de l’année 2023, loin d’être complaisante à leur égard l’opinion s’est prononcée massivement (78%) en faveur d’une » lutte vigoureuse contre l’antisémitisme ». Une proportion supérieure de 5 points à celle de 2022 et de 7points à celle que l’on trouve pour la lutte contre l’islamophobie.   [1] Pour une analyse détaillée de ces préjugés, voir la partie « Le regard des chercheurs » du rapport de la CNCDH pour l’année 2023 »,  p. 223-305, disponible en ligne : https://www.cncdh.fr/sites/default/files/2024-06/CNCDH_Rapport_Racisme_2023.pdf [2] Pierre André Taguieff , La nouvelle judéophobie, Fayard Mille et une nuits, 2002. [3] Notamment à Sarcelles et dans le 19ème arrondissement de Paris Voir Nonna Mayer, Vincent Tiberj “Jews and Muslims in Sarcelles: face to face or side by side?”, Annual Review of the Sociology of religion, vol 13, (special issue Jews and Muslims in Europe: Between Discourse and Experience), 2022, p.183-208 et Nonna Mayer, “Jews and Muslims in the 19 th district of Paris: Together or apart?” European Journal of Cultural Studies, 28(4), 2025, p.79-100.