Compte rendu – Séminaire interne du 13 mars 2025

Le président qui voulait devenir archer. Manigances politiques, médaille olympique et fortune publique (Mongolie 2006-2020)

Par Laurent Legrain Raconter trois fois la même histoire dans un unique exposé. Tel était le défi formel qui s’est imposé lorsque j’ai voulu mettre en évidence, dans ma communication de ce 13 mars 2025, trois figures d’éminence qui jouent un rôle phare dans la vie sociale et politique mongole : le « lutteur », l’« archer » et le « souverain ». Cette histoire, trois fois dites, est celle d’une victoire. Le 14 août 2008, un judoka nommé Tüvshinbayar remporte la première médaille d’or olympique de l’histoire de la Mongolie. La foule est en liesse, le peuple et ses représentants politiques à nouveau raccommodés après s’être déchirés. L’avenir du pays semble aussi étincelant que l’or de la médaille. Du moins, c’est ainsi que les sont trois fois racontés d’abord par le judoka en personne, et puis, une deuxième et une troisième fois, par Türü Khan, un essayiste et un cinéaste, qui se plaît à faire le récit séquencé de la journée, instant après instant, dans la biographie de son ami Battulga. En ce qui me concerne, chaque récit met en avant une figure d’éminence : Tüvshinbayar est le « lutteur », Battulga – le sujet central de la biographie et, en 2020, à l’époque où elle est publiée, le président de la Mongolie – est l’« archer ». Le troisième récit conte les agissements d’un homme nommé Enhbayar, à la tête de l’État en 2008. Il incarne la figure du « souverain ». Mon exposé consistait à suivre le script de ces récits et à y saisir à chaque fois une manière de mettre en avant une vertu incarnée par un personnage capable de changer la trajectoire de toute une communauté et de lui paver la voie d’un avenir auspicieux. Voilà pourquoi ces trois figures d’éminence sont aussi des figures politiques. Il fallait donc, pour alimenter l’analyse et pour monter en généralité à partir de la trame des récits, une définition opératoire de la notion de « figure d’éminence » et une conception assez large et englobante du politique. Pour ce qui est de la notion de figure d’éminence, elle prouvait son utilité analytique en permettant d’extraire des récits des informations concernant des personnes qui se démarquent de leurs pairs en incarnant certaines vertus socialement valorisées. C’est la définition donnée à ces figures par l’anthropologue Morten Pedersen (2002, 13). Elles rendent ainsi palpable, visible et présent ce que chacun pourrait (ou aurait pu, ou devrait) devenir (Strathern 1991, 197 citée dans Pedersen 2002, 13). Ni « charisme prophétique » – puisque ce charisme est basé sur un caractère surnaturel ou surhumain et donc inaccessible au commun des mortels – ni « charisme de fonction » puisque le charisme que je cherche à définir n’est pas sanctionné par l’accession officielle à une position spécifique au sein d’un système hiérarchique. Les lignes d’analyses de Max Weber (ici reprises par Régis Dericquebourg 2007) ou les lignes d’analyse de Maurice Godelier (1982) ne semblent pas circonscrire le genre d’éminence dont je cherche à traiter. En effet, ces éminences sont basées sur des vertus socialement valorisées – une en particulier pour chaque figure – qui font de l’individu dont elle émane une sorte de modèle, un exemple à suivre ou un idéal d’où tirer l’inspiration. Une économie morale très opérante en Mongolie fait la part belle à ces exemples qui aident le commun des mortels à naviguer dans sa vie en s’appuyant sur les leçons qu’il tire de l’exemplarité de ces éminences (voir Humphrey 1997 ; Kaplonski 2004). Lors d’un travail préliminaire, Grégory Delaplace et moi-même (2021) avions donc défini les trois figures citées ci-dessus : le lutteur, l’archer et le souverain. Pourquoi ces trois-là alors qu’il y a des dizaines de façons de se démarquer et de devenir quelqu’un dans un groupe social quel qu’il fut ? Le point essentiel à nos yeux était que chacune de ces figures gagnait sa position d’éminence parce qu’elle incarnait ou donnait vie à une façon de se relationner avec deux éléments cruciaux mais fluctuant de l’environnement mongol (que ce soit rural ou urbain) : la force vitale (hii mor’ ou süld) et la fortune (appelée hishig). Il s’agit là de deux préoccupations qui parasitent le quotidien mongol où que l’on vive dans le pays. La force vitale et la fortune oscillent. Cette instabilité constitutive est l’objet de tracas. Aux yeux de tous, le charisme de ces trois figures d’éminence émane de la certitude que le type de vertus qu’elles incarnent permet de vivre en étant particulièrement apte à générer de la fortune et à capter la force vitale. Un deuxième critère nous permettait d’isoler ces trois figures plutôt que d’autres : leur importance dans la vie politique. Pour le « souverain », c’était évident, mais pour les lutteurs et les archers, il fallait dire un mot de plus. Les lutteurs se lancent souvent avec un certain succès dans les affaires et dans la politique (ce qui va d’ordinaire de pair en Mongolie) et l’archerie semble très liée à la vie politique comme le montre le fait que le président mongol tire la première flèche du tournoi de la fête nationale en faisant le vœu que la politique étatique soit avisée (mergen) pour l’année à venir. Mais nous voulions aussi parler de la politique dans son sens le plus large c’est-à-dire la dimension politique de la vie sociale. Pour l’anthropologue David Greaber et l’archéologue David Wengrow, la dimension irréductible d’un fait politique est de souligner la faculté – donnée à tous les êtres humains – d’envisager consciemment les directions qui s’offrent au groupe social auquel ils appartiennent et d’expliciter les raisons pour lesquelles une direction serait préférable à une autre (2021, 116). Il est évident que tout le monde ne se donne pas la peine de cultiver cette faculté et que l’on peut déléguer ce genre de réflexions à d’autres. Pour autant, cette aptitude est, selon les auteurs en question, au cœur du politique. En Mongolie, lorsqu’il s’agit d’envisager les directions qui s’offrent à la nation où de lui apporter la fortune, nos trois figures d’éminence ne sont jamais loin. C’est ce que j’ai voulu démontrer en reprenant les trois récits de la victoire olympique du 14 août 2008. Lorsque le judoka Tüvshinbayar raconte sa victoire, il fait de la médaille un des leviers principaux de la réconciliation interne du pays après les émeutes meurtrières de juillet 2008 lorsque des allégations de fraudes électorales avaient mis le feu au poudre et divisé durablement les politiques et la population. C’est sa force et sa ruse (la prise qui met au tapis le tenant japonais du titre est toute mongole) qui lui ouvre le chemin. Sa trajectoire dans le tournoi et les effets de sa victoire sur la vie politique de la nation conviennent à la lecture que Roberte Hamayon (2012) proposait du jeu rituel comme modalité d’action sur le monde. Le cadre rituel des jeux (ici olympiques) engendre des effets sur la réalité et la fortune se gagne dans la démonstration d’une force rusée. Telle est la vertu du lutteur. Türü Khan raconte la même journée mais cette fois-ci l’accent est mis sur l’intuition que son ami Battulga a eu lorsqu’en 2006, il a commencé à restructurer profondément et financer « généreusement » le monde du judo mongol. Tout de suite, son objectif fut la médaille au jeu de Pékin. Il la sentait à portée. Un certain nombre de conditions allaient être réunies et il fallait faire advenir les autres. Alors, Battulga, dans le récit très partisan qu’en donne son ami, se met à la tâche et devient « mergen ». Ce terme signifie à la base « bon viseur ». C’est le titre décerné aux archers des tournois de la fête nationale. Cependant, ses déclinaisons les plus usuelles sont « sage » ou « avisé ». Une personne mergen saisit la manière dont un phénomène est susceptible d’évoluer. S’il est capable de faire des scénarii probables sur les déploiements futurs des choses, c’est que le mergen comprend que tout phénomène est la résultante d’un ensemble de facteurs, l’aboutissement provisoire d’une chaîne de conséquences que l’on peut prolonger dans le but d’engendrer les meilleurs effets pour sa communauté d’appartenance. Cette forme de sagacité, proche de la clairvoyance, est la vertu de l’archer. Le troisième récit nous mène dans le bureau du président ce même 14 août. La pièce se remplit au fur et à mesure des victoires du judoka dans l’après-midi. Le président Enhbayar est cependant plongé dans une situation compliquée. Il faut réconcilier son premier ministre et le chef de l’opposition, deux hommes qui se détestent, au moins depuis les émeutes. Le terme « réconciliation » ne convient pas, car elle est impossible. Il faudrait plutôt dire que le mieux qu’Enhbayar puisse faire, serait de recouvrir la haine qui dévore les deux hommes d’une couche de convenances qui permettrait de faire bonne figure et de donner de l’État l’image d’un organisme bien ordonné. Voilà où se love la vertu du souverain. Elle est toute entière dans sa capacité à faire advenir ce que les Mongols appellent le yos ; un ordre interactionnel où chacun à sa place et son rôle, ses engagements, ses obligations, ses privilèges. Pour faire advenir le yos, il faut parfois donner de soi et même lorsqu’elles sont posées, ses bases restent fragiles. Le travail est à reprendre indéfiniment mais sa mise en place et sa bonne performance présage d’un avenir auspicieux. Le triple récit permettait de mettre en système les vertus qui y affleuraient. L’efficacité de la ruse et de la force du lutteur était corrélée au paramétrage du cadre du jeu dont l’archer avait subtilement et patiemment fait bouger certains curseurs. La victoire du lutteur n’aurait pas eu de tels effets sans le travail du souverain qui s’en sert pour instiller les apparences d’un ordre social et parvenir à transformer la victoire en présage de fortune. Ce système de vertus, je le retrouve dans bien des scripts de la littérature orale dont des collections et précis sont édités durant toute la période socialiste (1921-1990). Il reste à faire l’histoire de ce système de vertus et à documenter la diversité des instrumentalisations politiques dont ces scripts populaires font l’objet. Il reste aussi à montrer comment les femmes y prennent place et comment ce système de vertu évolue au fil du temps. Ces questions ont été posées dans le débat qui suivit l’exposé.

Bibliographie

Delaplace G. & L. Legrain 2021, « Being skillful. Wisely navigating an intensely heterogeneous cosmos in Mongolia », EMSCAT, 52. Dericquebourg Régis, 2007, « Max Weber et les charismes spécifiques », Archives des sciences sociales des religions, 137, pp. 21-41. Godelier Maurice, 1982, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle-Guinée, Paris, Librairie Arthème Fayard. Graeber D. & D. Wengrow, 2021, Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, Paris, Éditions Les liens qui libèrent. Hamayon R., 2012, Jouer. Une étude anthropologique, Paris, La Découverte Humphrey Caroline, 1997, « Exemplars and Rules », in Signe Howell, ed., The Ethnography of Moralities, London, Routledge. Kaplonski Christopher, 2004, Truth, History and Politics in Mongolia. Memory of Heroes, London and New York, Routledge. Pedersen M.A., 2022, In the Hollow of the Taiga. Landscape, Prominence and Humour among the Shishged Darxads of Northern Mongolia, PhD thesis, Cambridge, King’s College. Strathern M., 1991, « One man and many men », in Godelier Maurice & Marilyn Starthern (eds), Big Men and Great Men. Personifications of Power in Melanesia, Cambridge, Cambridge University Press Türmünh D., 2020, President Battulga. Up Close and Personnal, Penguin Books.